C’est le dimanche 27 novembre que mon frère Philippe m’a
prévenu qu’il venait de partir, mon père. Je le savais en décrochant mais je
n’ai pu empêcher quelques larmes de glisser lentement sur mes joues. Non point
de douleur mais de joie, d’émotion douce et réconfortante : c’est dans son
lit qu’il est mort, alors qu’il allait mieux, alors qu’il s’efforçait de
recouvrer son autonomie, alors donc qu’il était en vie, quand le cœur usé s’est
arrêté. Il avait réussi à esquiver l’hôpital, les dernières souffrances, le
plein de déchéance, le trop plein d’emmerdements. Le rêve !
C’est à lui que je pensais en poursuivant mes tâches. Peu
à peu la tendresse envahissait mon cœur et mes sens et me remplissait
d’allégresse : quelle chance qu’il nous ait offert la musique d’un
souvenir ultime qui apaise et qui réveille les échos de tout ce qui fut bon,
tout ce qui fut chaleureux, tout ce qui fut savoureux !
Ma chance à moi me ravissait. Enfant prodigue et nomade,
je m’étais préparé depuis plus de quarante ans à devoir affronter un jour, au
retour de quelque longue virée sur le terrain, la nouvelle d’un départ déjà
clos, le regret de l’absence, la culpabilité d’un dernier témoignage raté. Et
voilà que j’étais présent, que j’avais même pu, cinq jours auparavant, lui
lancé encore un « à la prochaine » et lui renouvelé un baiser
filial !
On dit que la mort est tristesse, celle d’une page qui se
tourne, mais je ne parvenais pas à atteindre cet état ; j’étais trop
content pour lui, trop content de ce départ réussi et à un très grand âge, qui
laisse ainsi la page immédiatement ouverte aux ressouvenirs, aux
réconciliations, au ressourcement d’une mémoire.
Août 2004, au pied du grand fayard |
Mais dans quel état était-elle lorsqu’il l’a achetée
cette grande maison de Champagne où il vient de mourir ? A décourager les
plus optimistes ! Mais il en rêvait après les errances du fermier, sans
son propre toit mais riche en marmaille. Et c’est de là qu’il vient de partir
en beauté, en chez lui, en paix.
Alors je me suis confirmé que c’est ici, c’est chez moi,
c’est en jas, c’est en Zutterie, que j’aimerais m’arrêter et devenir cendres
pour aller nourrir la fumade de mon pré, du moins les topinambours qu’un jour
j’y planterai comme je le lui avais promis.
Le grand art c’est de ne garder que les bons souvenirs.
Un départ réussi, ça aide. C’est donc quelque chose à célébrer. En cet
après-midi de dimanche, Jean-Claude le sauveur (celui qui a sauvé ma maison en
lui posant un toit) passait par là. Je l’ai invité à boire le champagne avec
moi pour fêter la nouvelle reçue au buron, chez moi. Et pour trinquer j’ai
voulu reprendre l’expression rituelle de mon père : « A nos vingt
ans ! ». C’était sa formule à lui ; à présent elle est à nous.
La Zutterie, le jeudi 15 décembre 2011