samedi 29 juin 2013

Etranges transes d'eaux

Il a bien fallu renfiler les habits d’hiver : la chaleur n’a guère duré ; la grisaille et le froid sont là. Non, je ne parle pas du buron, dont je suis pourtant les transes climatiques à distance, mais du Pérou qui m’accueille depuis maintenant près d’un mois.
Je suis à Lima, l’étrange capitale que les brumes côtières pôlarisent six mois par an et qu’une croissante voracité de consumérisme dévoie rapidement sous les hurlements d’un modernisme qui me semble pourtant bien rance. J’y suis revenu depuis mercredi soir. La chaleur, c’était avant, en Amazonie.
Plusieurs fois j’y ai essayé d’écrire ce billet et je ne pouvais pas, baigné que j’étais d’émotions diverses et vivifiantes au parfum de souvenance. Je me laissais porter par les flots de sensations douces de retours : retour sur mes propres pas, près de quarante ans après ; retour vers des lieux où subsistent encore quelques ilots de vie en nature. Je devais témoigner mais je ressentais toutes formes de registre, tant les notes que les photos et les enregistrements, comme une outrance perturbatrice. Je m’y astreignais quand même, un peu, guère.
Evidemment c’est le voyage vers le Haut Ucayali qui m’a le plus marqué. Treize heures de chaloupe pour remonter le fleuve à l’aller, neuf heures au retour, ça marque, surtout que ça me manquait. Il y a trop longtemps que je n’avais plus l’aise de voyager de cette manière sur les fleuves tropicaux ; cette fois je pouvais savourer la différence par rapport aux navigations plutôt touristiques des dix dernières années.
Le bruit du moteur annule toute tentative de conversation. Les rives trop éloignées ne retiennent pas le regard qui dérive sans s’accrocher. Les nuages bas et souvent noirs estompent les reflets de l’eau. On est seul avec toutes sortes de pensées et de sentiments inspirés par des images que l’on n’a même pas conscience d’avoir entraperçues. C’est dans tous les sens du terme que le fleuve vous emporte.
Par contre ce sont les trajets en pirogue sur les petits affluents qui m’ont le plus réjoui. Là, ce n’est plus l’immensité qui domine, c’est la profusion, la densité de vie dans les eaux, sur les eaux, sur les berges, dans la forêt que l’on devine et que l’on entend, dans les airs. Le coeur chavire sous le déferlement et oublie que la pirogue surchargée pourrait bien chavirer elle aussi. De toute façon les eaux sont basses à présent, on aurait pied, et on admire plutôt l’art du pilote et de son « pointeur » qui slaloment entre les sables et esquivent les palissades de troncs entremêlés.
J’avais pensé que mes émois seraient surtout tournés vers la forêt elle-même et vers les villages indiens que je devais rencontrer mais ce sont d’abord les eaux qui m’ont accaparé, m’offrant du temps un paysage apaisant, si éloigné de l’urgence ambiante dès que l’on réfléchit aux destructions galopantes et aux mirages du développement, si proche par contre de mon buron d’Auvergne où je prends le temps de vivre le temps.
C’est ainsi que, contre toute attente, je n’ai eu aucune nostalgie de mon buron. J’étais chez moi, dans la vie et hors du monde. J’étais.
A présent je suis à Lima et je regrette un peu de ne pas avoir mis quelques images en boîte pour vous les partager. J’aimerais également vous raconter quelques aventures car tout ne fut pas que contemplation. Mais je crains que cela ne submerge et n’enfouisse les relents de délectation qui m’enivrent encore.

Lima-Pérou, le samedi 29 juin 2013