jeudi 20 août 2015

L'hibernation thérapeutique de l'estropied

Entorse ? Foulure ? Le dernier billet, écrit à chaud après mon incident de « cheville », est un bon reflet de ce que peut produire l’ignorance. Par exemple, il m’a fallu attendre beaucoup plus d’un mois avant de pouvoir le poster sur le blog ce billet hâtif : la supposée foulure était en fait bien plus que cela et m’a tenu immobilisé ici depuis lors ; j’avais la patte rac.
C’est mon voisin Jean-Baptiste qui m’a fait déchanter. A peine quelques petites manipulations et il m’annonçait déjà une probable fracture du péroné. C’est normal, il est médecin. Mais moi je suis moi et j’ai quand même préféré offrir du temps au repos pour voir s’il suffisait. Gros œdème aidant, j’ai finalement rendu les armes, accepté une radio, puis un plâtre, puis l’hibernation thérapeutique… Un comble en ce mois de juillet toujours très beau et parfois caniculaire !
Pourtant j’ai assez bien tenu le choc. D’abord l’hibernation je connais ; j’avais même apprenti l’hibernation estivale l’an dernier quand juillet s’était noyé sous 300 millimètres de pluie ; il suffit de se mettre en transe du hors-temps, comme lors de mes interminables voyages intercontinentaux dans des avions et aéroports non fumeurs, de se fournir en provisions, lectures et méditations diverses, de s’abandonner à d’autres disciplines et de ne point trop compter les heures et les jours.
Et puis le printemps avait été long et favorable ; en quatre mois j’avais fait bien plus que d’autres années ; la frustration de l’inactivité en était amoindrie ; même l’extrême sécheresse jouait en ma faveur, freinant l’invasion végétale de mes espaces favoris ; on attend mieux quand les travaux eux-mêmes savent attendre.
Enfin ces semaines ont été l’occasion de savourer avec une rare intensité l’un des deux principaux charmes, avec la nature et ses paysages, de mon versant de montagne : l’ambiance chaleureuse et fraternelle d’un voisinage discrètement solidaire, disponible sans faire pression, sans supplanter ni étaler. Le rêve pour quelqu’un comme moi qui aspire à l’autonomie tout en appréciant l’interdépendance et ses partages.
Il y a là toute une culture locale qui s’est nourrie aux usages d’entraide et réciprocité sans lesquels les anciens paysans n’auraient pu survivre en ces lieux, aux idéaux communautaires ou associatifs de divers groupes de nouveaux résidents installés progressivement ici au cours des cinquante dernières années, au tissu d’échanges et réjouissances qui relie les générations successives d’occupants des burons en Chaumettes et Fayes. Bien sûr il y a des exceptions. Ainsi, à quelques centaines de mètres à peine, des arrivants avides de pouvoir et d’argent ont préféré des relations à base de domination, de chantage procédordurier et de violence : ils n’ont plus guère à qui parler et pourrissent dans leur coin en cultivant leurs primes agricoles et leur haine esseulante.
Bon, n’idéalisons pas non plus cette hibernation thérapeutique. La semaine dernière, c’était devenu de plus en plus dur, de plus en plus raslebolique. Mais depuis vendredi je peux appuyer le pied et rejoindre la vie active. Trois jours à fendre du bois en équipe et une journée de débroussaillage de mes alentours immédiats viennent donc de me ressourcer, de me régénérer, de me rendre le sommeil en fatigue physique et l’apéro en pause délassante (je dormais bien et je buvais bien, mais ce n’était pas la même chose !).
Il reste de cette expérience la conviction que, si j’ai pu vivre ici en béquilles, je devrais pouvoir le faire aussi, le jour venu, en fauteuil roulant. Allez, j’ai encore quelques aménagements à réaliser pour cela ; je peux le faire, même avec mon estropied : j’y vais de ce pas déhanchant.
Les Fayes de Valcivières, le mardi 18 août 2015

vendredi 7 août 2015

Une pause en cheville avec le temps

J’en avais marre : depuis des mois je ne savais que répondre à ceux qui, en visite ou au téléphone, me demandaient comment ça va. Les « Bien », « Très bien » ne font rêver personne. Il n’y a rien à raconter quand le moral, le physique, l’intellect déroulent en douceur des quotidiens savoureux. A quoi bon importuner avec le récit de tous ces petits rien qui émerveillent le cœur et nourrissent l’âme ! Et mes découvertes grandioses ne le sont que pour moi qui débute dans ce style de vie mais sans le charme d’un vrai débutant.
Alors, hier matin, j’ai pris le taureau par les cornes et je me suis pété la cheville. Oh, rien de grave, une foulure ou bien une déchirure, des choses qui se soignent surtout avec du repos. Encore que je pourrais monter ça en épingle pour un petit récit héroïque de grand invalide perdu dans sa montagne. Mais j’aurai l’air de quoi quand bientôt je trotterai à nouveau ?
Et puis ça a quand même du bon : c’est la pause ; pour presque tout. Par exemple, hier je me suis offert un congé pour mon état actuel d’herbivore. Presque deux mois qu’avec le démarrage de mes essais de potager je me nourris essentiellement de plantes ; en commençant par les feuilles des premiers radis à éclaircir, en continuant avec les laitues, les cressons, les blettes, agrémentées de persil, de coriandre, de ciboulette, de basilic, de menthe. Rien de bien extraordinaire mais j’étais sous le charme et je me disais que je devenais français (dans bien des pays d’Amérique Latine on m’affirmait que les français sont des lapins car ils mangent énormément d’herbe). Hier donc, mes verdures étant inaccessibles, j’ai eu le grand plaisir de revenir à mes diverses boîtes de conserves. Que c’est bon la pause !
De même, voilà à présent plus de vingt-quatre heures que je n’ai pas mis les pieds dehors alors que, depuis les journées enchanteresses du pré-printemps de mars je n’avais jamais cessé de circuler dans mon pré et dans les environs, de m’y activer ou de m’y poser successivement dans chacun des petits recoins accueillants qui s’offrent à moi et qui se multiplient d’année en année. Rester en intérieurs ? Le strict nécessaire. Ou bien parfois, lorsqu’il avait absolument fallu aller en ville, pour débloquer la tension en jouant quelques heures aux cartes sur l’ordi avant de ressortir rétablir l’harmonie.
La nature, les paysages, les ambiances sont si captivantes que même les journées où je me levais avec la ferme intention de glander et ne « rien faire » se déroutaient dès que je sortais pour un petit tour : il suffisait d’un « rien » pour commencer à « faire »… Hier je n’ai rien fait sinon reposer ma cheville !
Et ce matin, si comme souvent je me suis éveillé avec l’envie d’écrire quelques lignes, voilà que non seulement j’ai l’envie mais aussi la disponibilité. Tant que je n’aurai pas de béquilles je ne pourrai pas aller contempler l’impressionnant assèchement des sources, ni vérifier l’évolution des aménagements en cours, ni écouter pousser les plantes, ni… Donc j’ai du temps alors que d’ordinaire c’est plutôt le temps qui m’a, et qui me séduit par ses langueurs et ses ardeurs.
Le temps ! « Temps libre » dit-on. Mais libre de quoi ? En fait, ici le temps m’a libéré de moi, de mes obligations, de mes obsessions, de mes passions, il m’a libéré de ma voracité et m’a invité à vivre. Ma cheville me rend à d’autres envies ? Profitons-en, ça aussi c’est un plaisir, le plaisir de rencontrer brièvement le vieil homme que j’étais, de le saluer, de partager un peu avec lui. Car il ne faut pas l’oublier : j’aurai encore des hibernations à passer en sa compagnie.

Las Fayas de Valcivières, le jeudi 2 juillet 2015