Deux fois je me suis fait botter le
cul au cours des derniers mois. Par les Andes d’abord. Par
Christophe ensuite.
Les Andes, j’y suis allé en
novembre-décembre. Une petite conférence à La Paz; quatre semaines
de plus à partager avec les amis de Bolivie et du Pérou. Une
escapade dans le monde, donc. Avec les émois revigorants de toutes
les retrouvailles, les rencontres, les saveurs. Avec les inévitables
assauts épuisants d’un séjour exclusivement urbain : le bruit, la
pollution, les foules, l’agitation, tout ce à quoi je ne suis plus
entraîné .
Au retour, une dérangeante
sensation de frustration que peu à peu j’ai commencé à attribuer
à une certaine perte de spontanéité dans la relation avec les
amis. La distance, des quotidiens qui s’éloignent, les difficultés
de partage des défis en cours ? Puis, après un mois, ça a fait
tilt : l’absence de réciprocité dans nos échanges. Et j’ai
pris conscience que c’était moi le responsable car je ne sais pas
apporter et offrir la substantifique moelle de mon vécu en retraite
auvergnate.
Bien sûr, ça m’a secoué. J’ai
cherché une explication dans ma carence d’interlocuteurs ici pour
réfléchir et approfondir cette nouvelle vie. La faute peut-être à
ma sociabilité réduite. Mais surtout à ce sentiment que j’ai
toujours en France, depuis mon premier départ pour l’Amérique
Latine, il y a quarante-sept ans à présent, de ne pas pouvoir être
compris à cause de références culturelles trop divergentes, d’être
devenu un extraterrestre pour l’Europe. D’ailleurs je ne fais
plus guère l’effort d’essayer d’expliquer.
Là-dessus ,mon jeune voisin
Christophe, celui de l’abristophe, a débarqué et m’a balancé :
“Extraterrestre? Tu me donnes plutôt l’impression d’un
intraterrestre avec ta façon d’établir le lien à cette terre, à
ce lieu !”
J’ai mis quelques jours à
digérer. A comprendre lentement. A reprendre les mots et les pensées
que j’emploie pour parler d’ici. A repérer vides et
contradictions.
Depuis le début je ressens
pleinement l’extraordinaire richesse et densité de mon existence
dans cette montagne ; je la savoure à tout instant. Mais pour en
parler j’ai plutôt recours aux mots et aux images que me renvoient
les autres ; je me cantonne dans les clichés par lesquels on me
dépeint : ermite, homme des bois, solitaire, pour ne pas dire
barjot.
Finalement je fais comme tous les
simplistes: j’utilise le modèle courant du monde urbain, de la
société de consommation, etc. ; et je compare : absence de… De
bruits, de foules, de pollution, de calendrier, de médias, etc. Par
la négative c’est facile, non? Même en maternelle on peut le
faire.
Par contre, par la positive c’est
plus exigeant. Comment habiller la parole avec une vision claire de
ce que signifie la relation à la vie et à l’entour dans mon être
ici ? Comment aborder sans pontifier les conditions de base qui y
sont indispensables : l’ouverture, le respect, la disponibilité,
la sensibilité, la patience ? Comment expliquer ces rapports au
temps et à l’espace, les chemins de cette quête des essentiels de
la nature, des essentiels de la vie, sans s’enfermer dans les
astreintes de la philosophie ou de la science, en écoutant, en
recevant, en communiant ?
Bon, je vous gonfle ? Vous
préféreriez que je vous raconte les mésaventures de mon Duster
encore bloqué dans la neige plus haut sur la montagne ? Mes
nombreuses nuits en bus-couchette entre La Paz, Cochabamba et Lima ?
Les délices de piments au Pérou ?
Désolé. Si j’ai bien compris,
j’en ai pour un bon moment avant de me sortir des défis posés par
les Andes et le Tophe. Me voici avec des envies d’intraterrestre.
En fait, je me suis assez reposé ces dernières années. Alors, si
je ne fais pas d’indigestion trop vite...
Las Fayas de Valcivières, le
mardi 15 mars 2016