L’été engrange les visites, de
voisinages, de familles, d’amis, de randonneurs. C’est la saison
des partages entre humains et je m’en réjouis car cette année
j’essaie de nouvelles énergies de sociabilité. Mais que c’est
dur lorsque viennent à manquer le temps pour se ressourcer en
solitude, la disponibilité pour cultiver l’harmonie avec le
milieu, le goût de l’instant sans programme. L’accueil des
humains perturbe la capacité d’accueil d’une vie plus ample et
sereine. Par moments j’ai commencé à rêver d’une résidence
secondaire vraiment retirée au fond des bois où m’échapper pour
une grande pause.
Il est cependant un compagnon dont
l’absence depuis un mois me pèse de plus en plus, c’est le
chevreuil. Je dis le chevreuil mais je ne sais vraiment pas si c’est
toujours le même. Probablement oui. Comment vérifier ?
Faut-il vérifier ? Peu importe. Si ma vue baisse et floue les
détails des silhouettes de mon entourage, mon coeur comble les vides
et me raconte une belle histoire.
C’est au printemps que l’intrigue
s’est nouée. Dans la partie de pré récemment débroussaillée
pour héberger mes délires de terrasses potagères repoussait une
herbe tendre. Plusieurs matins j’y ai aperçu deux jeunes
chevreuils qui broutaient, guettaient et disparaissaient en me
découvrant. Puis, un début de douce soirée de mai, alors que je
lisais dehors depuis dix minutes j’ai retourné le livre et l’ai
plaqué fortement sur ma table en bois de Bolivie pour rouler un
tabac. Levant les yeux je me suis retrouvé face à un jeune mâle
alerté par le bruit et tout aussi surpris que moi. Lui bien campé
sur la plaque verte en contrebas, moi bien redressé sur mon banc en
surplomb, nous avons longuement soutenu nos regards. Il avait l’air
furieux et voilà qu’il m’a défié : levant la patte avant
droite, il l’a tenue quelques secondes ainsi puis il en a
violemment frappé le sol, toujours ses yeux dans les miens. Puis il
a reculé de deux pas, s’est avancé à nouveau et a recommencé.
Ensuite il s’est retourné et est parti, mais pas trop vite, pas
une fuite.
J’étais éberlué, émerveillé,
profondément ému et le souvenir de cette magie m’a accompagné
chaque jour. J’attendais la suite.
C’est en juillet que se sont
vraiment produites nos retrouvailles. Entre temps j’avais eu
plusieurs occasions de partage tranquille, une fois à quelques
mètres à peine, mais c’était parce qu’il (parfois ils) ne me
voyait pas. C’est du moins ce que je croyais. Jusqu’à ce matin
où je suis sorti pour mon entracte quotidien de lien avec le monde
via le smartphone. Il était là dans mon pré, j’étais assis, il
m’a vu, m’a observé plus d’une minute sans bouger puis s’est
remis à brouter, et c’est ainsi que nous avons passé trente-cinq
minutes ensemble. Pour la première fois j’ai osé bouger, j’ai
envoyé une grosse fumée dans l’air, tout cela sans le faire
détaler ; il me voyait, attentif un instant, et reprenait sa
pâture. Quand il a disparu derrière le muret du chemin, je me suis
levé et me suis déplacé sur mon remblai pour le contempler encore.
Quand il relevait la tête j’étais à l’arrêt et il ne se
troublait guère. Je l’ai accompagné jusqu’à ce qu’il
s’éloigne lentement dans le bois communal.
Nous apprenions à vivre ensemble.
Pendant une semaine il est venu presque tous les matins et les soirs
pour son circuit d’herbe. Il est même arrivé que nous soyons
quatre à ma table, que nous parlions, riions et gesticulions sans le
troubler.
En ce mois d’août je ne l’ai
pratiquement plus vu. L’herbe est-elle moins tendre ? Le
retour des bruits de tronçonneuse et autres moteurs le
décourage-t-il ? Sent-il que la saison de chasse s’approche ?
Il me manque. Ô combien il me manque ! Il est pour moi plus
qu’un compagnon, il est le symbole de mon appartenance au paysage,
je ne suis plus un intrus si même les chevreuils m’acceptent, me
laissent vivre et bouger à leurs côtés. Ne m’abandonne pas mon
bel ami ! J’ai tant à apprendre encore de la vie en vous
côtoyant, toi, les oiseaux, les insectes, les arbres, la nature.
Les Fayes de Valcivières, le
jeudi 25 août 2016