vendredi 26 août 2016

La pesante absence du chevreuil

L’été engrange les visites, de voisinages, de familles, d’amis, de randonneurs. C’est la saison des partages entre humains et je m’en réjouis car cette année j’essaie de nouvelles énergies de sociabilité. Mais que c’est dur lorsque viennent à manquer le temps pour se ressourcer en solitude, la disponibilité pour cultiver l’harmonie avec le milieu, le goût de l’instant sans programme. L’accueil des humains perturbe la capacité d’accueil d’une vie plus ample et sereine. Par moments j’ai commencé à rêver d’une résidence secondaire vraiment retirée au fond des bois où m’échapper pour une grande pause.
Il est cependant un compagnon dont l’absence depuis un mois me pèse de plus en plus, c’est le chevreuil. Je dis le chevreuil mais je ne sais vraiment pas si c’est toujours le même. Probablement oui. Comment vérifier ? Faut-il vérifier ? Peu importe. Si ma vue baisse et floue les détails des silhouettes de mon entourage, mon coeur comble les vides et me raconte une belle histoire.
C’est au printemps que l’intrigue s’est nouée. Dans la partie de pré récemment débroussaillée pour héberger mes délires de terrasses potagères repoussait une herbe tendre. Plusieurs matins j’y ai aperçu deux jeunes chevreuils qui broutaient, guettaient et disparaissaient en me découvrant. Puis, un début de douce soirée de mai, alors que je lisais dehors depuis dix minutes j’ai retourné le livre et l’ai plaqué fortement sur ma table en bois de Bolivie pour rouler un tabac. Levant les yeux je me suis retrouvé face à un jeune mâle alerté par le bruit et tout aussi surpris que moi. Lui bien campé sur la plaque verte en contrebas, moi bien redressé sur mon banc en surplomb, nous avons longuement soutenu nos regards. Il avait l’air furieux et voilà qu’il m’a défié : levant la patte avant droite, il l’a tenue quelques secondes ainsi puis il en a violemment frappé le sol, toujours ses yeux dans les miens. Puis il a reculé de deux pas, s’est avancé à nouveau et a recommencé. Ensuite il s’est retourné et est parti, mais pas trop vite, pas une fuite.
J’étais éberlué, émerveillé, profondément ému et le souvenir de cette magie m’a accompagné chaque jour. J’attendais la suite.
C’est en juillet que se sont vraiment produites nos retrouvailles. Entre temps j’avais eu plusieurs occasions de partage tranquille, une fois à quelques mètres à peine, mais c’était parce qu’il (parfois ils) ne me voyait pas. C’est du moins ce que je croyais. Jusqu’à ce matin où je suis sorti pour mon entracte quotidien de lien avec le monde via le smartphone. Il était là dans mon pré, j’étais assis, il m’a vu, m’a observé plus d’une minute sans bouger puis s’est remis à brouter, et c’est ainsi que nous avons passé trente-cinq minutes ensemble. Pour la première fois j’ai osé bouger, j’ai envoyé une grosse fumée dans l’air, tout cela sans le faire détaler ; il me voyait, attentif un instant, et reprenait sa pâture. Quand il a disparu derrière le muret du chemin, je me suis levé et me suis déplacé sur mon remblai pour le contempler encore. Quand il relevait la tête j’étais à l’arrêt et il ne se troublait guère. Je l’ai accompagné jusqu’à ce qu’il s’éloigne lentement dans le bois communal.
Nous apprenions à vivre ensemble. Pendant une semaine il est venu presque tous les matins et les soirs pour son circuit d’herbe. Il est même arrivé que nous soyons quatre à ma table, que nous parlions, riions et gesticulions sans le troubler.
En ce mois d’août je ne l’ai pratiquement plus vu. L’herbe est-elle moins tendre ? Le retour des bruits de tronçonneuse et autres moteurs le décourage-t-il ? Sent-il que la saison de chasse s’approche ? Il me manque. Ô combien il me manque ! Il est pour moi plus qu’un compagnon, il est le symbole de mon appartenance au paysage, je ne suis plus un intrus si même les chevreuils m’acceptent, me laissent vivre et bouger à leurs côtés. Ne m’abandonne pas mon bel ami ! J’ai tant à apprendre encore de la vie en vous côtoyant, toi, les oiseaux, les insectes, les arbres, la nature.

Les Fayes de Valcivières, le jeudi 25 août 2016

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